De Myslowice à Toul

 La convention du 3 septembres 1919, signée avec la Pologne, autorise la France à effectuer le recrutement de la main d’œuvre sur place. La sélection des candidats repose sur des critères médicaux, car le pays d’accueil veut des hommes robustes, des femmes jeunes et saines.

Ouvert en 1923, le centre de rassemblement de Myslowice (Haute Silésie) passe aux mains de la Société générale d’immigration (SGI), organisme patronal qui gère l’envoi de centaines de milliers de Polonais dans tous les métiers demandeurs de main d’œuvre. A part ceux qui empruntent la voie maritime par la Baltique et arrivent à Dunkerque ou au Havre ( Ceux qui sont venus par la mer...), c’est de Myslowice que part l’essentiel des convois. Après quelques jours de voyage en train, les Polonais posent le pied à Toul (Meurthe-et-Moselle) où leur contrat de travail est complété avec le lieu d’affectation.

Le rabattage

Des agents de la S.G.I sillonnaient l'ensemble du territoire polonais pour présélectionner les futurs candidats à l'émigration. Dans un article du Journal du 02 octobre 1928, le reporter Georges Le Fevre, nous en dévoile le fonctionnement.

Ainsi, la population est avertie qu'un recruteur sera présent dans la localité par le biais d'affiches collée un peu partout et même sur les murs des églises. Les candidats sont examinés, questionnés sur leurs aptitudes professionnelles. Il faut venir muni de ses papiers d'identité, d'un certificat de baptême, de moralité, de domicile...

Après l'examen visuel du recruteur qui écarte déjà les personnes ayant un handicap, les femmes enceintes et même une simple conjonctivite; un médecin cherche ce qui n'est pas visible et écarte ceux souffrants de hernies, ayant une poitrine creuse ou des varices (on n'aime pas ça, en France, les varices).  Ainsi, près de 40% des candidatures sont éliminées, ceux qui ont eut la chance d'avoir été retenus ne sont pourtant pas au bout de leurs peines. Ils seront envoyés dans les principaux centre d'émigration de Poznan, Wejherowo ou Myslowice pour y subir un second examen, un "raffinage" avant d'obtenir  (ou pas) le précieux sésame vers la France.


Myslowice

Avant l'indépendance retrouvée de la Pologne en 1919, Myslowice (Myslowitz) faisait partie de l'Empire Allemand . Sa position, le point de rencontre entre l'Allemagne, l'Autriche-Hongrie et la Russie, lui a permis de développer ses infrastructures ferroviaires et d'être dès 1894, un des points de départ de nombreux polonais notamment vers le rêve américain.


Myslowitz - Emigrants vers 1910


Przewiazka

Przewiazka (la ceinture) est le nom polonais du bâtiment dans lequel se trouvent les bureaux de la S.G.I. à Myslowice.

Przewiazka


Dès 1894 donc, la station d'enregistrement a accueilli les polonais de Galicie autrichienne partant pour l'Amérique. D'abord située dans les locaux de la gare de chemin de fer, le bureau est transféré en 1900, dans une maison située aujourd'hui au 23 Ulica Powstancow à Myslowice . En 1908, on ajoute une passerelle pour relier le siège de l'agence au premier quai de la gare. Cette passerelle modern style était recouverte d'un toit mansardé avec une coupole néo-baroque.


En 1914, près de 1,5 million de personnes ayant quitté l'Europe pour l'Amérique sont passées par cette station.



Ce sont donc ces locaux que le Comité Central des Houillères ouvre pour ses recrutement en 1923 et cède à la S.G.I. en 1924.
Un rapport au Sénat du 13 mars 1931, décrit le fonctionnement du centre d'émigration (encore appelé centre d'hébergement) de Myslowice.



Les travailleurs sont immédiatement enregistrés à leur arrivée au centre après vérification de leurs papiers d'identité et sur présentation d'une fiche spéciale qui leur a été remise par l'Office National de Placement Polonais.



Après leur inscription, les candidats passent devant un examinateur professionnel et, s'ils sont acceptés définitivement par ce dernier, ils sont ensuite examinés par le médecin de la mission française de main d'oeuvre.

Examen médical à Myslowice

Cet examen médical est effectué du point de vue sanitaire en vue de la protection de la santé publique en France et du point de vue de l'aptitude physique générale et de l'aptitude professionnelle.
Examen professionnel, visite médicale, désinfection et épouillage, vaccination, coupe de cheveux, photographie, établissement du passeport, remise et signature après lecture du contrat de travail, visite (contre-visite) médicale avant le départ pour la France; un contrôle rigoureux étant alors effectué à l'aide du passeport et du contrat afin d'éviter toute possibilité de substitution.
Le séjour des émigrants dans le centre n'excède pas en règle générale une durée de 48 heures.



Un contrat de travail

Le passeport de mon grand père


Le départ

La gare de Myslowice



Train à Myslowice vers 1925

Récit d'un voyage


Le voyage d'un colis postal humain

Munis de leur contrat collectif ou individuel, les travailleurs immigrés étaient alors arrachés à leur milieu, à leur foyer, à leur famille même - car parfois la femme et les enfants restaient en Pologne ou en Italie- et embarqués pour la France.
Cependant, ils serraient bien fort sur le coeur ce bout de papier qui leur assurait du travail.
Ils allaient pouvoir manger et donner un bout de pain à leur famille. Quel adoucissement à leur misère qui régnait dans les foyers. Et après les adieux, c'était le départ.
Ecoutez cette relation du voyage des ouvriers immigrés embauchés chez eux par les agents du patronat français et ramenés ici comme du bétail humain .

"... A Myslowice au "centre de raffinement", nous sommes 300. Longtemps nous attendons à la porte de la Société Générale d'Immigration. Il parait que c'est elle qui va choisir parmi nous de quoi satisfaire les exigences de main d'oeuvre du patronat.
"Longtemps nous attendons assis sur nos baluchons, pressés les uns contre les autres..."
Une brochure de la S.G.I. vante les mérites de la France . Des gravures font miroiter le beau mariage : "Et une fois en France, il arrive qu'on se marie " dit la légende.
"... Comme déjeuner, continue l'embauché, nous avons juste le saucisson et le fromage que nous avons apporté de chez nous dans un mouchoir noué et que nous dévorons sous un soleil brûlant."
"Enfin la porte s'ouvre. Un employé français avec une casquette aux initiales S.G.I.nous fait entrer pour le "raffinage".
Chacun présente son bulletin d'aptitude. On nous fait passer dans de grandes salles divisées en deux par un grillage. A droite les hommes, à gauches les femmes.
Encore une visite du docteur. On vous tire par un bras, on regarde un peu le dos, on vous fait tousser. Vite à un autre... A ce qu'il parait que 5% seulement sont refusés.
Je passe. On me donne une fiche orange puisque je suis pour l'agriculture, et on me pousse dans une autre salle.
Un homme à lunettes m'interroge : " Avec quoi laboures tu ?". Cette question a pour but de savoir si je suis du métier. Un camarade s'est trompé quand on lui a posé des questions sur son métier de mineur. On l'a refusé et renvoyé "comme une scorie".
Maintenant c'est la police. On nous photographie par 6. Puis on va à un guichet qui délivre le passeport.
Et la douche obligatoire ? Bah! l'appareil est détraqué. Sans ça, on se laverait par quarante à la fois. On attendra d'être en France.
Enfin, voici le contrat. Il est écrit d'un côté en polonais, de l'autre, en français. Je signe. On n'a pas le temps de lire à fond. Du reste, quoi qu'il dise, je dois accepter les conditions. Pas moyen de vivre à la maison.
Passeport de ma grand mère

Le Voyage

Le lendemain, c'est l'embarquement. On a empli le train par les deux bouts. D'un côté les hommes, de l'autre les femmes.
A chacun, on distribue un carnet de cinq feuilles multicolores. Chaque feuille porte un numéro, le nom d'une gare et l'image de quelque chose qui se mange.
Ainsi je sais qu'à Ceska-Trebova j'aurai de la soupe; à Prague du thé; à Karlsruhe du cervelas et du pain.
Pendant trois jours, nous traversons lentement l'Allemagne. Quels wagons inconfortables, sans vitres aux fenêtres, de vrais fourgons à bestiaux. Il n'y a pas de lumière. Sans doute, c'est par économie. Il faut vivre, dormir là-dedans au grand complet, pendant 3 jours.

Enfin, on arrive à Toul. C'est le centre qui réparti la main d'oeuvre étrangère dans toute la France, sous le contrôle du ministère du travail selon les besoins.
Il faut marcher trois kilomètres car les baraquements sont à cette distance de la ville et nous avons déjà fait 3.000 kilomètres, et dans quelles conditions !
Ca va encore durer 36 heures. On regarde nos cartons. Le mien qui est orange va se superposer à un de la même couleur qui porte le nom d'un employeur qui a fait une demande d'ouvrière agricole. Voilà mon sort fixé.
A ce qu'il parait que mon patron a été prévenu que "sa main d'oeuvre" était arrivée en gare, tout comme un colis. Faut-il le lui envoyer à domicile? Il faut que j'attende sa réponse.
On m'occupe en attendant. Il faut aller chercher "des jetons de vivres de route"; signer l'état des dépenses consenties par la S.G.I. pour mon transport. Encore un médecin pour la forme. Vous comprenez bien que lorsqu'on a fait la dépense de nous amener jusqu'ici, la S.G.I. ne va pas s'amuser à payer les frais de notre retour....
On me passe au cou une étiquette avec une ficelle. Il y a dessus le nom de mon patron et son adresse. C'est pour que je ne m'égare pas. On a même la gentillesse d'ajouter :" Prière aux agents des compagnies intéressées de donner au porteur tous renseignements utiles pour lui permettre de se rendre à l'adresse sus-indiquée".

Ainsi j'arriverai le lendemain à l'heure dite, comme un colis.
... Nous sommes trois polonaises dans le même wagon. Nous n'avons pas la même adresse sur nos fiches pendues au cou. Et nous voilà bientôt dans une salle d'attente, perdues toutes les trois, ne sachant ce qu'il adviendra de nous.
Mon patron est arrivé. Il était prévenu que "son colis" serait en gare à cette heure. Il regarde ma fiche, mon contrat. Ca va.
Mes mains, mes chevilles : ça donnera un bon travail, a-t-il l'air de penser.
Il me pousse dans sa carriole qui attend devant la gare.
...Je suis seule...Adieu le pays. Et je ne comprends rien. Pas un mot...
(Article tiré de l'Humanité du 18 décembre 1934)

Toul, l'Ellis Island français

Gare de Toul
La qualification du lieu d’accueil des travailleurs polonais à Toul oscille entre « centre », « camp », « bureau », mais c’est bien le nom de « dépôt » qui qualifie le mieux cet endroit. Le 23 octobre 1919, un arrêté ministériel prévoit l’ouverture de sept bureaux d’immigration repartis dans des villes frontalières ou portuaires pour accueillir la main d’oeuvre étrangère. Ces dépôts doivent assurer plusieurs fonctions : un service de sureté générale, une action de vaccination et d’hygiène ainsi qu’un service de la main d’oeuvre industrielle et agricole. Ces quatre fonctions essentielles définissent ainsi le dépôt de Toul, fonctions qui doivent ainsi faciliter l’accueil et la surveillance politique et sanitaire des travailleurs migrants. À Toul, les autorités militaires consentent à céder des bâtiments et le dépôt pour travailleurs étrangers ouvre ainsi ses portes en décembre.

Caserne Thouvenot à Toul

Les bâtiments de la caserne

 La caserne Thouvenot est choisie, elle présente un bon état général et l’espace suffisant pour accueillir une salle de visite, une infirmerie, des sanitaires ainsi qu’un pavillon pour l’isolement. Le bâtiment se trouve à 3 kilomètres de la gare ce qui oblige les migrants à traverser le village à pied chargés de leurs valises et effets personnels 3. Le dépôt ouvre seulement une semaine avant l’arrivée du premier convoi, le personnel est tout d’abord insuffisant, le matériel défectueux et l’espace se révèlera vite limité. Pendant près de cinq ans, le dépôt de Toul fonctionne ainsi avant que l’autorité militaire consente à céder une caserne plus grande ; ce nouveau bâtiment, situé à la limite de la commune d’Ecrouves, permet alors de restructurer les fonctions du dépôt. Les premières semaines sont compliquées et l’on voit même certains Polonais se laver dans les fontaines municipales. Le confort des migrants empire et l’état sanitaire du dépôt est médiocre par manque de moyens, et la saleté, les poux et la poussière, sont le quotidien des travailleurs polonais en transit dans la caserne.

Les baraquements de la caserne d'Ecouvres 

 L’aspect sanitaire du dépôt de Toul est pourtant l’une des principales préoccupations puisqu’il doit également servir de veille sanitaire. Une polémique à ce sujet éclate ainsi dès le mois de mars 1920. La population française se préoccupe de l’arrivée massive de travailleurs polonais puisque le typhus est encore présent dans les campagnes polonaises. Le dépôt de Toul est conçu pour être un centre de triage pour diriger les travailleurs jusqu’à leur nouvel employeur mais aussi pour devenir un véritable lieu de désinfection. Une quarantaine est prévue pour chaque migrant lorsqu’il arrive au dépôt de Toul, en plus de celle prévue lors de leur départ du dépôt de Myslowice en Pologne. Au début de l’histoire du dépôt, le manque d’organisation et de moyens financiers ne permettaient pas de désinfecter les vêtements des travailleurs polonais. 

Un avis d'affectation, départ de Toul et surtout début d'une nouvelle vie

En ce qui concerne la nutrition des migrants, la nourriture au dépôt est abondante et la propreté des cuisines est irréprochable. Le menu est composé d’une soupe et de viande le midi et d’une soupe agrémentée de lard et de pâtes le soir. Les rations sont souvent doublées voire triplées et les Polonais sont étonnés de voir que les repas sont distribués équitablement parmi eux.

L’organisation du dépôt de Toul est aussi assujettie à la fréquence des convois qui sont tout aussi imprévisibles que nombreux. 

C'est surtout le lieu ou l'immigré reçoit son affectation vers sa nouvelle aventure, celle qu'il va vivre sur la terre (ou sous la terre) de France.

Myslowice -Toul : des chiffres

Przewiazka - Toile polonaise de 2013

André Szczerba


Sources : BNF Gallica, Wikipedida , Polona, Jeanine Ponty, Polonais méconnus,  Retro news, Biblioteka cyfrowa Katowice.

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